Ce 2 mars 2022, les salons feutrés de l’ambassade de France à Washington accueillent une curieuse cérémonie. Entre une toile de Nicolas de Largillierre et un portrait de George Washington, des fonctionnaires du département de la Sécurité intérieure des États-Unis remettent officiellement cinq lingots d’or à l’État français. Des objets rares et convoités, poinçonnés de discrets idéogrammes chinois. Sitôt après avoir été récupérés, les pains dorés – 370 grammes chacun – sont déposés avec soin dans la valise diplomatique. Par avion, ils rejoignent la métropole, où le parquet de Brest, compétent pour les affaires maritimes, les place aussitôt sous scellés.
Depuis plus de quatre ans, la France se battait pour récupérer ces cinq petites barres du noble métal. Jusque-là, l’État n’en connaissait pas leur existence. Elles sont apparues, fin 2017, sur un site de vente aux enchères américain. Prix de départ : environ 200 000 euros. Mais leur valeur patrimoniale est inestimable. Si la France est parvenue à empêcher la vente, in extremis, c’est parce que l’or semblait provenir de la mystérieuse épave du Prince de Conty, un navire échoué au sud-ouest de Belle-Île-en-Mer, en 1746. Un trésor d’archéologie pillé dans les années 1970, dont le butin comprenait porcelaine rare, pièces d’artillerie mais surtout lingots, dont le nombre fait encore aujourd’hui l’objet de tous les fantasmes. Combien ont été repêchés ? Peut-être cinquante, cent, voire plus, potentiellement dispersés aux quatre coins du monde, au mépris de toute législation : la découverte d’objets patrimoniaux doit obligatoirement être déclarée à l’État, seul légitime propriétaire. C’est donc pour recel de biens provenant d’un vol commis en bande organisée et pour exportation illégale de biens culturels que démarre en 2018 cette tentaculaire instruction à dimension internationale. Une affaire qui trouve ses origines trois siècles plus tôt, qui raconte aussi bien le commerce international sous Louis XV qu’une curieuse ruée vers l’or. Il s’en est fallu de peu pour que cette histoire ne soit jamais racontée. À quoi tout cela tient ? À une simple dénonciation anonyme, à la diligence d’un fonctionnaire tatillon et aussi, à un poil de chance.
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Au départ de cette instruction, on trouve les noms des vendeurs des cinq lingots américains. Gay et Philip Courter, 80 et 82 ans aujourd’hui, elle autrice à succès, lui producteur de films, tous les deux installés à Crystal River, petit bourg de l’est de la Floride. Interrogée par les enquêteurs, Gay dit se rappeller avoir obtenu ces lingots par un couple d’amis rencontrés une quarantaine d’années plus tôt. De toute évidence, elle a du mal à saisir les accusations à son encontre. Elle n’a aucune notion de droit français, ne parle pas notre langue. Plus tard, un avocat américain conseillera même au couple d’ignorer les questions envoyées par les magistrats français.
Ces amoureux de la mer partent donc en croisière en août 2022. Escale à Southampton, en Angleterre. Contrôle d’identité. Un agent des douanes leur demande de le suivre. Les Courter ne s’en doutent absolument pas, mais un mandat d’arrêt avec notice rouge diffusé par Interpol pèse sur leur tête depuis deux mois. Les deux millionnaires passent trois jours en détention, « avec des toxicomanes qui vomissaient du sang », me raconte Gay Courter, encore indignée du traitement réservé.
Après avoir refusé leur extradition en France, le couple est assigné à résidence à Londres. Plus de quatre mois sans passeport, avant que leurs nouveaux avocats français, Me Grégory Lévy et Me Aurélie Boulbin, ne réussissent à les tirer de ce guêpier. À quel prix ? Ils ont dû débourser plus de 600 000 euros, entre la location d’un appartement, les frais de leur avocat anglais et les dépenses de santé de Philip, diabétique. Au point de devoir emprunter de l’argent à des amis. « Vous comprenez, on a quand même une certaine réputation », se désole Gay, ulcérée d’avoir été privée de liberté sans en comprendre vraiment les raisons. C’est tout juste si les enquêteurs lui ont parlé d’un drôle de bateau, au noble nom : le Prince de Conty.
Pour bien comprendre les enjeux de ce trafic international, il faut déjà remonter quelque trois siècles en arrière. Le 2 avril 1745, le Prince de Conty fait partie des trois vaisseaux de la Compagnie des Indes à quitter le port de Lorient : destination l’Extrême-Orient. Il faut s’imaginer un trois-mâts de 40 mètres de long et 12,50 mètres de large. Largement suffisant pour embarquer 100 000 litres d’eau, 50 000 litres de vin, quatre bœufs, deux truies et un verrat, sans oublier 223 hommes d’équipage, dont un écrivain, un aumônier et des charpentiers, tous assez fous pour se lancer dans un voyage transocéanique de plus de trente mille milles nautiques. Pour réussir cet exploit, ils s’en remettent à des instruments de navigation peu fiables, à des cartes approximatives, s’exposent à des tempêtes assassines et aux insidieuses maladies. Mais pour la plupart, la garantie de trois repas par jour est la plus forte des motivations.
Thé, soierie et porcelaines
Le capitaine Charles François Bréart de Boisanger et son équipage âgé de 24 ans en moyenne – le plus jeune a douze ans, la plupart sont bretons – commencent par longer les côtes africaines. Puis direction le Brésil pour récupérer les vents d’ouest et mieux franchir le cap de Bonne-Espérance. Escale à la Réunion, un peu trop tard pour vaincre les premiers cas de scorbut. Passage par l’Indonésie, accident de chaloupe qui fait huit morts, puis arrivée le 16 septembre sur l’île de Whampoa, en Chine, en aval de Canton, la seule autorisée pour les escales de navires occidentaux. Le Prince de Conty reste deux mois à l’ancre, durant lesquels dix nouveaux marins meurent d’hémorragie due à ce fichu scorbut. Pendant ce temps, le bateau fait le plein de thé, épices exotiques, soieries et porcelaines. Sous le manteau, les officiers se livrent à un trafic illégal mais toléré par leur employeur : ils échangent des pièces en argent venues d’Europe contre de l’or asiatique acheté à bon prix.
Fin novembre 1745, commence le chemin du retour. Cette fois, la flotte choisit de contourner l’Indonésie par le sud, par crainte de croiser une escadre anglaise. Deux semaines d’escale, d’abord à l’île Maurice, puis sur l’île de la Réunion alors balayée par un cyclone. Nouveau passage par le cap de Bonne-Espérance, dans une mer dantesque, avant de jeter l’ancre sur l’île de Fernando de Noronha, au Brésil, pour se ravitailler. Là-bas, ils chargent café et cacao, mais pas le temps pour la relâche. Au matin du 19 juillet 1746, deux vaisseaux barrés par des corsaires anglais fondent sur les navires français. Pendant deux heures de fracas, le Conty fait tonner ses trente-huit canons. À bord, un mousse est tué et le capitaine a la jambe gauche estropiée. Mais une fois n’est pas coutume, la flotte française ressort victorieuse. Elle peut reprendre sa route : l’ascension du chapelet d’îles des Antilles, puis cap vers Terre-Neuve, où elle se confronte à la grêle et la neige. Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1746, les côtes françaises sont enfin en vue. Arrivés au large de Belle-Île, les matelots s’imaginent au bout de leur interminable périple. Ils ne sont plus qu’à une journée de leur port d’attache lorsque survient une infernale tempête. La flotte est aveuglée par les pluies diluviennes, l’épaisse brume et l’obscurité. Le Prince de Conty, toutes voiles déchirées, devient incontrôlable. Aux alentours de quatre heures du matin, le navire tire du canon dans un ultime appel au secours. Puis la frégate vient se fracasser contre les tranchants récifs. Le capitaine Bréart de Boisanger et 126 membres d’équipage périssent. Seuls 65 hommes échappent à la noyade, dont six prisonniers anglais.
Pour la Compagnie des Indes, le naufrage du navire est une tragédie humaine et financière, tant il transportait nombre de marchandises de valeur. On parvient tout de même à récupérer des bûches de bois, des poulies, des caisses de thé ou de café avariés. Mais les travaux de récupération, réalisés par une quarantaine de paysans et soldats, deviennent vite trop coûteux. Ici, les courants sont trop puissants, ils pourraient déjà avoir dispersé la cargaison du Conty. Les recherches sont partiellement levées même si, à bas bruit, on continue de spéculer sur la présence d’or dans les cales du navire. Les officiers le portaient à la ceinture puisqu’en cas de prise de guerre, la règle voulait qu’ils ne soient pas fouillés. Une étrange rumeur vient aussi nourrir les appétits. Deux jours après le naufrage, un gamin de douze ans s’est vanté d’avoir récupéré l’une de ces ceintures remplie du métal doré, avant de revenir sur ses propos. Certains voisins lui auraient-ils ordonné de se taire pour éviter d’attirer les envieux ? Pour éviter le pillage de l’épave, un gardien reste sur zone. Les recherches reprennent à l’été 1747. Cette fois, la Compagnie des Indes déploie un important dispositif, employant notamment des forçats anglais pour tailler un escalier à flanc de falaise. Le Conty gît à peine à une dizaine de mètres de fond, mais l’endroit demeure difficile d’accès. Pour espérer l’atteindre, la Compagnie fait fabriquer à Paris une cloche de plongée en bois d’une tonne et demie. La pêche se révèle fructueuse. On récupère des canons, encore du thé, des morceaux de soieries en lambeaux, de la porcelaine. De l’or ? Sur ce point, les archives restent silencieuses.
Le trio se lézarde
Patrick Lizé est un instituteur normand mordu d’archéologie sous-marine. Au fil du temps, ce rat de bibliothèque est devenu un archiviste érudit, capable de déchiffrer les formes archaïques employées par les puissances maritimes dans des journaux de bord d’époque. Au début des années 1970, il tombe sur le nom d’un navire que tout le monde semble avoir oublié depuis plus de deux siècles : le Prince de Conty. Il découvre aussi un inventaire de sa cargaison, la date de son naufrage et la mention d’un lieu : Belle-Île-en-Mer. Bien imprécis tout ça, mais qu’importe. En août 1974, Lizé monte une expédition, embarque son fils, un voisin, quelques hommes de bonne volonté exaltés à l’idée de trouver un vestige immaculé. Pendant vingt-huit jours, ils sondent les abords de l’île. Plusieurs plongées quotidiennes, mais rien à remonter à la surface. Il faut se l’avouer : l’endroit est piégeux, exposé aux caprices du vent et au ressac.
Pour les chercheurs d’épave, le manque de chance est une faute professionnelle. Mais Lizé, lui, peut compter sur sa bonne étoile. En septembre 1974, il déniche aux archives de Lorient un plan très précis du site où le Prince se serait endormi. Une nouvelle expédition est lancée. Arrivés sur place, les plongeurs enfilent leur combinaison, s’enfoncent dans l’eau, déblaient le sable, coupent les algues, retirent les galets avant de tomber sur ce qui ressemble bien à une épave. Mais le temps a fait son œuvre. Les restes du Conty ont été réunis dans une sorte de grande purée de métal dure et noirâtre. Agglomérés à l’intérieur, les explorateurs découvrent tout de même des premiers objets : canons, boulets, compas, poulies... Puis apparaît, coincé dans un morceau de safran en fer, un minuscule morceau doré : un premier lingot.